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"Tom et je ris"
Copyright Pehuen Grotti

GMHM

2 sept. 2018

Groucho Marx en libre - FE des Grandes Jorasses (4208m)









TRAIT D’UNION



« Revisiter une ancienne voie d’artif et la libérer ! ».
Grimper dans des faces sauvages et
isolées motive ce genre d’aventure.
C’est l’esthétique de la montagne au service de
l’escalade.
Mais c’est aussi, en filigrane, le passé de nos ainés auquel on vient ajouter la légèreté du libre…
Tout un programme !

En 1942, le Fortissimo déflorait pour la première
fois la sauvage Face Est des
Grandes Jorasses. Accompagné de Gagliardone
, Giusto Gervasutti réalise son chef
d’oeuvre. Leur voie s’inscrit dans la conquête des
faces rocheuses les plus raides
des Alpes, à une époque où d’autres se déchirent
à couteau tirés pour un conflit
devenu mondial. Mais cette canonisation ne s’es
t pas faite sans peine et il faut, pour
se rendre compte de l’exploit, s’imaginer
parcourir ces fissures larges sans friends,
encordés à la taille. Aujourd’hui encore,
la voie reste sérieuse, engagée. A coup sûr
une manière élégante de gravir ce sommet
phare du massif, mais surtout la
promesse d’un voyage qui conjugue raideur,
approche alpine et plaisir de l’escalade,
le tout sur un des plus beaux rochers du coin...


En ce début d’été 2018, les conditions semblent
s’aligner pour grimper en libre
cette face méconnue des Grandes Jorasses.
L'isotherme zéro degré oscille vers
3000m d'altitude lorsque nous approchons de
notre objectif. Cela nous sécurise
des chutes de pierres et diminue le risque de
toute fonte massive. Une semaine
sèche vient de s’écouler, gage d’un terrain
adapté à l’escalade libre. On vient ici pour
« jaunir », comme le disaient les pionniers
de l'escalade des années 80. Dans les règles
de notre jeu, les pitons et coinceurs nous
serviront seulement pour protéger une
éventuelle
chute et non pour nous hisser vers le haut!

Tous les voyants virent au vert pour notre
ambitieuse équipe, composée de Manu Romain,
Pierre Labbre et moi-même. Outre le fait de
proposer un
sérieux taux de nuisance lors de la marche
d'approche, elle permet surtout
d’envisager un bon joker pour le fameux
passage du toit en la personne de Manu.
Son passé pas si lointain de compétiteur de
haut niveau et son présent de jeune
Aspirant-Guide se conjuguent à merveille
pour la réussite de notre entreprise!
Après un bivouac royal dans le tonneau 2.0
du Fortissimo, nous partons à 4h pour
remonter le Glacier de Frébouze. L'accès est
sain et nous traversons quelques ponts
de neige que le regel consolide suffisamment.
Au col des Hirondelles la bise nous
pousse à nous équiper rapidement pour franchir
la rimaye. En arrière-plan le Cervin
soutient tout juste le lever de soleil.
La grande classe ! 700 mètres plus haut, le
sommet de la Pointe Walker irradie.
Le granit de son mur oriental se sublime d'une
teinte chaude qui appelle l'escalade...

Il faut attendre plus de quarante ans après le
coup d'éclat de Gervasutti pour qu’une
cordée se décide à s’engager à nouveau dans
le mur pour ouvrir. Ce ne sont
pourtant pas les lignes qui manquent! Il suffit
de jumeler le versant depuis le bivouac
Gervasutti pour se rendre compte du potentiel.
Fascinante, cette face aimante
l'alpiniste comme pourraient le faire les raides
versants du Grand Pilier d’Angle ou du
Mont Blanc.

C’est finalement une cordée de frangins qui r
emet le couvert en 1983. Animés par la
ferveur alpine qui sévit pendant ces années,
baignés dans cette culture de tous les
exploits en montagne, certains parmi les plus
fous. Comment oublier à ce titre la trilogie
solitaire d’Alain Ghersen entre Drus, Jorasses
et Peuterey en 60 heures ? Comment ignorer le
solo intégral de Christophe Profit aux Drus?

Remontés à bloc, les deux frères quittent le col
des Hirondelles pour rejoindre par un socle
hasardeux,
une ligne de cinéma : la Groucho-Marx. Friends,
pitons, coppers et plomb pour seul matériel,
les frère Delisi
ouvrent en deux jours la grande ligne de dièdres,
en plein centre du bouclier. Une éthique à faire
pâlir les puristes
pour cette directissime de haut vol. Ils ne
placent aucun piton à expansion. Ils déjouent
dalles et dévers, exhibant
tout leur savoir-faire dans le crux de la voie, un
toit horizontal de cinq mètres qui leur barre la
route.

Avec notre matériel léger, le socle se gravit
rapidement ce 26 Juin 2018. Une approche
alpine où petites goulottes
et beau caillou alternent. Ce n'est que le hors
d'œuvre
pourtant déjà, la compacité et la pureté des
fissures s'imposent. Le sentiment de
solitude qui émane de ce versant nous fait
gouter pour un court instant ce qu'ont
sûrement vécu nos ainés. Bien sûr leur audace
n'est pas la nôtre puisque nous
avons des informations sur la voie et une météo
fiable. Nous n'avons pas non plus la
pression de l'ouverture. Mais pourtant nous
pouvons à cet instant mesurer en partie
ce qui a pu se jouer en 1942 ou en 1983 lors
de ces ouvertures majeures. En cela,
l'alpinisme est un trait d'union précieux avec
le passé et c'est forcément un régal que de
toucher du doigt les péripéties de nos illustres
anciens!
Chaussons et sac à pof remplacent rapidement
les 10 pointes lorsque l'on croise le «
névé banane » qui raye la paroi au pied du
headwall. Gervasutti s'était échappé à
gauche. Les frères Delisi avaient tiré tout droit...
150 mètres plus haut, au terme d'un
dièdre effilé qui permet de se plonger
en douceur dans le libre de la Face Est, le toit
de la Groucho nous surplombe et déjà,
nous inquiète !

Un piton est encore là, tête en bas dans le
fameux toit, pour montrer le chemin à une
cordée du GMHM venue réaliser la première
hivernale en mars 2012. Ce beau
morceau laisse quelques souvenirs émus à
Sébastien Ratel, Dimitry Munoz et
Sébastien Bohin. Ils enchainent deux bivouacs
inconfortables pour se hisser
au sommet de la pointe Walker. Ils adoptent
pour leur ascension un style
mi-libre/mi-artif qui leur donne des idées pour
la suite... Cette voie n’en a pas
fini de nous régaler! La pureté de la ligne et
celle du rocher, sa raideur mais
surtout l’évidence qu'elle est taillée pour le libre
pousse Sébastien Ratel
à me confier le secret. Partis avec pour objectif
de la libérer à l’été 2013,
nous devons malheureusement opter pour une
solution de repli.
La ligne de la Groucho-Marx est capricieuse!
Elle canalise les chutes de pierres
et la fonte du terrain mixte sommital.
En ce début Juillet, les conditions ne sont
pas au rendez-vous et nous optons pour
l’ouverture d’un dièdre voisin plus protégé :
la BoRat.

Je ne sais pas sur quel fond de film culte les
frangins Delisi ont parcouru cette
intense partie de leur escalade… En tous cas
pour nous c’est l’humour noir et
grinçant d’OSS 117 qui nous permet de baisser
la pression au relais du crux. Il est
tout juste neuf heures quand Manu s’élance
à vue dans l'inconnu d'un run «à muerte»
sur les points d’A3 de la longueur clé. Au relais,
c’est l’inexpugnable classe d’OSS
qui nous asperge! La curieuse impression de me
retrouver Place Balmat un soir de
finale de Coupe du Monde, le verre de bière en
moins dans les mains! Sanction pour
lui : 7b. Il nous livre la méthode en hissant
le sac :

"TU PRENDS L’INVERSÉE MAIN GAUCHE ET TU METS UNE
CONTRE POINTE À DROITE.TU CLAQUES LE
PLAT AU RÉTA ET TU FAIS UNE HORLOGE AVEC L’INVERSÉE.
ENSUITE TU VÉROUILLES LE PIED DANS LA
FISSURE ET TU FERMES LE BRAS…"

L’escalade nous absorbe pleinement et nous
sommes focalisés sur tous les détails
qui font la différence entre jaunir et tomber.
Rester concentré sur ses blocages,
se réorganiser, lire la suite du passage. Avec
l’arrivée au relais, tout l'aléa de l'escalade
libre s'évapore dans un léger brin d'air. Le check
rituel est partagé, le sourire-banane
est scotché aux lèvres. Nous goutons à la
chance d'être ici et maintenant, le cadre
sublime le reste ! La force de notre cordée
nous permet de réaliser un rêve de longue
date et cette voie majeure nous dévoile ses
longueurs d’anthologie, les unes après les autres.
A coup sûr, les Grands Jorasses resteront
toujours un mythe des Alpes et les parcourir
avec
la légèreté de l'escalade libre est un plaisir
sans fin !

Manu pousse encore jusqu'à R4 dans une dalle
fissurée de 50 mètres. Derrière,
nous goutons tous les deux au plaisir de ce
style, laissant échapper quelques « c'est
classe... » à peine murmurés. Mais c’est avant
tout la variété de styles qui fait de
cette voie une future classique du libre en
montagne. Les longueurs de dalles,
fissures, dièdres et dévers s’enchainent.
Ce cheminement logique nous permet de
réviser nos gammes.  Je reprends le flambeau
au pied du dièdre médian. Pour une jolie
section de grimpe en friction, les pieds à plat
dans la dalle, la difficulté vient friser le septième
degré.

Mais l'histoire, encore, vient nous sauter aux
yeux à mi-parcours de notre voie! Cette
fois-ci, cela se concrétise par une trace bien
réelle, loin de la poésie que nous offrait
jusqu'à présent une ligne imaginaire dans la
montagne. Nous débouchons finalement
à R7 sur deux spits de 10mm... On nous avait
prévenus! La voie Little Big Men est
passé par là, un hiver des années 2000.
Là justement où, vingt ans avant, deux
frangins avaient tout donné pour pousser leur
éthique et leur style, sans spits.
Modestement intitulée la "100ème plus belle
course du massif du Mont Blanc" par
l'ouvreur lui-même dans son ouvrage référence,
reprise du mythe littéraire de
Rébuffat. « Little Big Men » restera pour nous
comme la voie qui croise la ligne logique,
directe et évidente de cette face : La Groucho
Marx.

Nous poursuivons l'escalade pour la dernière
interrogation du jour. Quand je quitte le
relais au pied du dévers, la pression monte pour
moi ! Les pierres commencent à
siffler à ma gauche. Il me faut gérer le souffle,
et rester calme pour avancer dans ce
dernier beau panneau, posé à 4000 mètres
d’altitude. Largement assez raide pour chauffer
les bras, il reste néanmoins suffisamment
fissuré pour se protéger correctement de
petits friends.
Par un rétablissement physique je gagne
un relais exposé. La partie mixte sommitale
dégèle et le
goulot d'étranglement est droit au-dessus...
Pierre me relaie. Il est assez haut dans la dalle
suivante quand un projectile vient percuter
l'interstice
qui nous sépare, Manu et moi, au relais.
Rattrapés par l'objectivité des dangers nous
l'encourageons
à tracer. Il fait un pendule puis disparaît derrière
une épaule. « Relais ! »

Larguer fissa le sac de hissage, démonter
le relais et surtout grimper en libre la
prochaine longueur sont les seuls impératifs du
moment. Par deux cheminements
différents nous rejoignons Pierre à l'abri en
jaunissant chacun la belle dalle. Ce
dernier 6b engagé nous dépose à une zone
de bivouac possible, au sommet du mur.
Les dangers sont derrière nous et nous
engloutissons fromage et saucisson pour
fêter ça. La suite est plus classique, en
cinquième degré. Puis la pente se couche et
rejoint l'arrête de Tronchey, cet itinéraire long
et engagé tracé pour la première fois
en 1936...

L'arrivée au sommet de la Pointe Walker est
toujours un moment qui me saisit. Je me
remémore la première fois qui m'avait tiré
une larme. Je croise le regard de Manu,
toujours le même sourire et pas la moindre
émotion lacrymale pour sa première fois,
à lui. On check et on déconne. Il est 15 heures.
On attend tous les trois, assis au
sommet, face au panorama grandiose sur
fond de Peuterey et de face sud du Mont
Blanc...
Pas grand chose à dire et pas grand chose
de spécial dans la tête. On touche peut être
juste
ensemble, comme tant d'autres avant nous,
au pourquoi de l'alpinisme... Tout simplement !



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