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8 janv. 2013

Sans voix


« Personne n'aime renoncer, les grimpeurs pas plus que les autres. Moins que les autres même, et ce pourrait être une population bien orgueilleuse, si la montagne ne châtiait pas vite les présomptueux » Blaise Agresti


Même si les rafales nous repoussent ce matin au col, nous avons le sourire Maël et moi. Déjà parce que dans quelques minutes, éloignés du venturi, la montagne nous deviendra plus hospitalière. Ensuite parce que cela fait presque un an et demi que nous n'avons pas partagé ensemble la solitude et l'engagement de la montagne. Depuis ses gelures d'automne dernier sur le Siguniang, il n'a pas remis les pieds dans l'Alpe. Ses blessures, qui clôturèrent bien traitreusement une ascension magique, l'ont privé de l'essence de base pendant tout ce temps. Une lente guérison l'a guidé sur les chemins d'une autre b.a.s.e, en progression fulgurante. Fouinant et ouvrant bien de nouveaux sauts engagés, il a fait plus que conserver la forme, aussi bien physique que mentale. Son niveau d'engagement me fait tressaillir à chaque nouvel opus vidéo qu'il dévoile modestement.

Retour aux sources, à nouveau réunis dans la gare d'arrivée des Grands Montets. Bientôt deux ans depuis « l'aventure » du couloir nord des Drus où j'avais renoncé, submergé par une face bien trop haute, trop dure pour moi. Aucune plainte de sa part, lorsque j'ai voulu renoncer. Et je sais qu'avec un alpiniste plus fort, il aurait réussi.

La noirceur, ce matin, n'est que partielle. Sur le glacier d'Argentière en contrebas, les ombres lunaires de ces faces mythiques se dévoilent. Il fait plutôt bon, on se sent bien dans cette ambiance austère qui devient, au fil des sorties, une présence familière. Les traces de nos prédécesseurs ont été depuis longtemps effacées par le vent. Ici, en terrain miné, nous glissons entre tension et plaisir. Aussi, de mon côté, la perception du danger s'est transformée un peu. L'écrasante domination de la montagne s'est peu à peu changée en un défi ludique, où la bonne humeur fait partie de la cordée. Toujours, la prise de confiance est délicate! Evidemment nécessaire pour ne pas faire demi tour à la rimaye, elle est aussi une traitre compagne. C'est vrai qu'après ces deux années gorgées d'expériences souvent bien terminées, presque toujours en compagnie de grimpeurs plus forts et expérimentés que je ne le suis encore, on se sent un peu au dessus des risques. A plusieurs reprises, la corde balotant entre les jambes, négligeant sa tension jusqu'à l'absurde, je me sens chanceux. Peut être finalement ces ponts sont plus solides qu'on ne le dit. Ceux qui chutent ici doivent sembler le faire exprès. Une once de lecture suffit à déjouer les monstres, tapis sous le manteau encore juvénile du début d'hiver.

Il est tôt, les teintes restent glaciales et le fouet poudreux, parfois, nous empêche d'apercevoir le chemin qu'il reste à parcourir. Pour avoir fait cette approche une dizaine de fois, le Rieur semble savoir où nous sommes. Ca tombe bien! Le rognon arrive à la conversion suivante. Ca déroule comme on dit. On va même pouvoir se payer le luxe d'un casse croûte dans la rimaye, même si je sais que, guronzé comme il est, cette pause le gavera un peu. Tanpis, je n'aurai qu'à lui tendre une de ses fines tranches de chèvre et il abdiquera...

Le rognon finit par se retrouver derrière nous et le terrain devient plus accueillant. La lampe devant moi disparaît et refait surface au grès des mouvements glaciaires. Bientôt, la face sera à portée de mains. Je me les frotte déjà, un défouraillage me manque! La Ginat me motive, cette face me plaît. Grimper sur 1000 mètres de glace polystyrène, en plein hiver est pour le grimpeur d'Oisans un rêve! Après cette approche pilotée, j'ai envie de participer un peu plus à notre cordée et d'en prendre pour quelque temps la tête. Voilà tout.

L'horreur se produit d'un coup. Alors que tout semble maîtrisé. Une expiration rapide semble être la seule chose que je puisse exprimer en pareille situation. Impossible de crier, d'alerter. Le bruit feutré du pont sonne peut être le moment des derniers souvenirs. Tout comme la neige, la corde, sous mes skis, se dérobe. Dans un entortillement qu'on ne connait que dans les plus grands vols, elle accélère en dessous de mon regard pour le moins ébahi. C'est donc comme ça que tout se finit. Avec tout ce mou, il ne pourra jamais enrayer ma chute. Les parois défilent sans que je ne puisse rien comprendre. Freiner du mieux sur les parois étroites qui m'enserrent et me dire que je suis un crétin semblent être les seules choses que je puisse faire. Un éclair me vient, une pensée à deux illustres inconnus, Maxime Belleville et Chloé Graftiaux, avec qui je n'ai de commun que cette panique viscérale et ce remord impardonnable d'avoir failli. En une fraction de seconde, le ballotement se fait plus violent, la durée me paraît phénoménale, la chute interminable. Comme dans un cauchemard que je sais pertinemment réel, je tombe mais ne me réveille pas. Une dernière pensée pour Polo qui a du ressentir lui aussi cette culpabilité jusqu'au dernier instant. J'attends en aveugle le fond glacé de la crevasse qui m'assomera, sans trop de souffrance j'espère. C'est tout.

Je ne sais pas pourquoi, ma chute est voluptueusement enrayée. Dans ce cristal bleuté, je ne peux que contempler l'air raréfié, l'étau claustrophobe m 'empêche de respirer, l'impression étrange que tout ne peut se terminer aussi bien... Les murs de glace vont surement s'abattre sur moi dans quelques instants. J'entends la voix de Maël au dessus, il doit faire un corps mort. Le fond est assez proche. Quand on arrive finalement à s'entendre je lui demande de me descendre un peu. Me voici sur la terre ferme. Je me palpe, tout a l'air normal. Je quitte mes skis et les range sur le sac avec un bâton, l'autre a du rester en haut? Je claque les crampons comme si de rien n'était. Ca va? J'oublie rien? Ca a l'air d'aller. Je filme mon état de choc quand même un coup, je sais qu'un jour (peut être) j'en rigolerai... La remontée dans ce moulin est une renaissance. Je me hâte et force les passages, assuré confortablement par la présence rassurante d'une corde cette fois bien tendue! Mes bras brûlent quand je déboule à la surface 15 mètres plus haut. Rester ici est encore dangereux. Je reprends la tête et traverse à flanc en direction de la face. Parfois à 4 pattes, je sonde jusqu'à trouver un endroit plus sain où on pourra se retrouver ensemble. Sans risquer le pire... Quelques minutes plus tard c'est chose faite. Je sors un thé, on se prend dans les bras. Je commence à avoir des petites douleurs au doigt, au genou. J'hésite encore à continuer. Après tout, cette chute peut arriver à tout le monde. Pourquoi ne devrions nous pas poursuivre? La douleur sonne la fin d'un état de choc duquel il nous faut se sortir. Allez, ce sera pas la première fois qu'on fait demi tour! Copain, je t'aime!



2 commentaires:

  1. Hé ben mon cochon... on est pas passé loin du défourailleur défouraillé !

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