« Personne n'aime renoncer, les
grimpeurs pas plus que les autres. Moins que les autres même, et ce
pourrait être une population bien orgueilleuse, si la montagne ne
châtiait pas vite les présomptueux » Blaise Agresti
Même si les rafales nous repoussent ce
matin au col, nous avons le sourire Maël et moi. Déjà parce que
dans quelques minutes, éloignés du venturi, la montagne nous
deviendra plus hospitalière. Ensuite parce que cela fait presque un
an et demi que nous n'avons pas partagé ensemble la solitude et
l'engagement de la montagne. Depuis ses gelures d'automne dernier sur
le Siguniang, il n'a pas remis les pieds dans l'Alpe. Ses blessures,
qui clôturèrent bien traitreusement une ascension magique, l'ont
privé de l'essence de base pendant tout ce temps. Une lente guérison
l'a guidé sur les chemins d'une autre b.a.s.e, en progression
fulgurante. Fouinant et ouvrant bien de nouveaux sauts engagés, il a
fait plus que conserver la forme, aussi bien physique que mentale.
Son niveau d'engagement me fait tressaillir à chaque nouvel opus
vidéo qu'il dévoile modestement.
Retour aux sources, à nouveau réunis
dans la gare d'arrivée des Grands Montets. Bientôt deux ans depuis
« l'aventure » du couloir nord des Drus où j'avais
renoncé, submergé par une face bien trop haute, trop dure pour moi.
Aucune plainte de sa part, lorsque j'ai voulu renoncer. Et je sais
qu'avec un alpiniste plus fort, il aurait réussi.
La noirceur, ce matin, n'est que
partielle. Sur le glacier d'Argentière en contrebas, les ombres
lunaires de ces faces mythiques se dévoilent. Il fait plutôt bon,
on se sent bien dans cette ambiance austère qui devient, au fil des
sorties, une présence familière. Les traces de nos prédécesseurs
ont été depuis longtemps effacées par le vent. Ici, en terrain
miné, nous glissons entre tension et plaisir. Aussi, de mon côté,
la perception du danger s'est transformée un peu. L'écrasante
domination de la montagne s'est peu à peu changée en un défi
ludique, où la bonne humeur fait partie de la cordée. Toujours, la
prise de confiance est délicate! Evidemment nécessaire pour ne pas
faire demi tour à la rimaye, elle est aussi une traitre compagne.
C'est vrai qu'après ces deux années gorgées d'expériences souvent
bien terminées, presque toujours en compagnie de grimpeurs plus
forts et expérimentés que je ne le suis encore, on se sent un peu
au dessus des risques. A plusieurs reprises, la corde balotant entre
les jambes, négligeant sa tension jusqu'à l'absurde, je me sens
chanceux. Peut être finalement ces ponts sont plus solides qu'on ne
le dit. Ceux qui chutent ici doivent sembler le faire exprès. Une
once de lecture suffit à déjouer les monstres, tapis sous le
manteau encore juvénile du début d'hiver.
Il est tôt, les teintes restent
glaciales et le fouet poudreux, parfois, nous empêche d'apercevoir
le chemin qu'il reste à parcourir. Pour avoir fait cette approche
une dizaine de fois, le Rieur semble savoir où nous sommes. Ca tombe
bien! Le rognon arrive à la conversion suivante. Ca déroule comme
on dit. On va même pouvoir se payer le luxe d'un casse croûte dans
la rimaye, même si je sais que, guronzé comme il est, cette pause
le gavera un peu. Tanpis, je n'aurai qu'à lui tendre une de ses
fines tranches de chèvre et il abdiquera...
Le rognon finit par se retrouver
derrière nous et le terrain devient plus accueillant. La lampe
devant moi disparaît et refait surface au grès des mouvements
glaciaires. Bientôt, la face sera à portée de mains. Je me les
frotte déjà, un défouraillage me manque! La Ginat me motive,
cette face me plaît. Grimper sur 1000 mètres de glace polystyrène,
en plein hiver est pour le grimpeur d'Oisans un rêve! Après cette
approche pilotée, j'ai envie de participer un peu plus à notre
cordée et d'en prendre pour quelque temps la tête. Voilà tout.
L'horreur se produit d'un coup. Alors
que tout semble maîtrisé. Une expiration rapide semble être la
seule chose que je puisse exprimer en pareille situation. Impossible
de crier, d'alerter. Le bruit feutré du pont sonne peut être le
moment des derniers souvenirs. Tout comme la neige, la corde, sous
mes skis, se dérobe. Dans un entortillement qu'on ne connait que
dans les plus grands vols, elle accélère en dessous de mon regard
pour le moins ébahi. C'est donc comme ça que tout se finit. Avec
tout ce mou, il ne pourra jamais enrayer ma chute. Les parois
défilent sans que je ne puisse rien comprendre. Freiner du mieux sur
les parois étroites qui m'enserrent et me dire que je suis un crétin
semblent être les seules choses que je puisse faire. Un éclair me
vient, une pensée à deux illustres inconnus, Maxime Belleville et
Chloé Graftiaux, avec qui je n'ai de commun que cette panique
viscérale et ce remord impardonnable d'avoir failli. En une fraction
de seconde, le ballotement se fait plus violent, la durée me paraît
phénoménale, la chute interminable. Comme dans un cauchemard que je
sais pertinemment réel, je tombe mais ne me réveille pas. Une
dernière pensée pour Polo qui a du ressentir lui aussi cette
culpabilité jusqu'au dernier instant. J'attends en aveugle le fond
glacé de la crevasse qui m'assomera, sans trop de souffrance
j'espère. C'est tout.
Je ne sais pas pourquoi, ma chute est
voluptueusement enrayée. Dans ce cristal bleuté, je ne peux que
contempler l'air raréfié, l'étau claustrophobe m 'empêche de
respirer, l'impression étrange que tout ne peut se terminer aussi
bien... Les murs de glace vont surement s'abattre sur moi dans
quelques instants. J'entends la voix de Maël au dessus, il doit
faire un corps mort. Le fond est assez proche. Quand on arrive
finalement à s'entendre je lui demande de me descendre un peu. Me
voici sur la terre ferme. Je me palpe, tout a l'air normal. Je quitte
mes skis et les range sur le sac avec un bâton, l'autre a du rester
en haut? Je claque les crampons comme si de rien n'était. Ca va?
J'oublie rien? Ca a l'air d'aller. Je filme mon état de choc quand
même un coup, je sais qu'un jour (peut être) j'en rigolerai... La
remontée dans ce moulin est une renaissance. Je me hâte et force
les passages, assuré confortablement par la présence rassurante
d'une corde cette fois bien tendue! Mes bras brûlent quand je
déboule à la surface 15 mètres plus haut. Rester ici est encore
dangereux. Je reprends la tête et traverse à flanc en direction de
la face. Parfois à 4 pattes, je sonde jusqu'à trouver un endroit
plus sain où on pourra se retrouver ensemble. Sans risquer le
pire... Quelques minutes plus tard c'est chose faite. Je sors un thé,
on se prend dans les bras. Je commence à avoir des petites douleurs
au doigt, au genou. J'hésite encore à continuer. Après tout, cette
chute peut arriver à tout le monde. Pourquoi ne devrions nous pas
poursuivre? La douleur sonne la fin d'un état de choc duquel il nous
faut se sortir. Allez, ce sera pas la première fois qu'on fait demi
tour! Copain, je t'aime!
Brrrr... rien de plus fourbe.
RépondreSupprimerHé ben mon cochon... on est pas passé loin du défourailleur défouraillé !
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